Professeur d'Art Oratoire à Sciences Po / Directeur de Cyril Delhay Conseil
C’était hier soir au théâtre des Bouffes du nord, le maître à l’âge vénérable se déplace avec grâce et lenteur, légèrement épaulé par un comédien jusqu’au centre du plateau presque vide où sont disposés avec parcimonie quelques bâtons, quelques tissus, un tapis. Il débute par un silence, un long silence qui reçoit tous les regards et l’attention du public, salle comble, les mille yeux de l’orchestre, du balcon, de la corbeille, dans ce théâtre à l’italienne épargné par les dorures. Sous la voûte du théâtre: « il m’arrivait de revenir ici, la nuit, seul, et de goûter le silence de cet espace », dit-il d’une voix ferme et libre, un « silence où résonnaient tous ceux qui avaient vécu ici », cette histoire d’un théâtre unique dont le palimpseste des peintures, ocre rouge, terre de Sienne, ombre brûlé témoigne.
Il confie à l’un des comédiens, Marcello, le soin d’un exercice partagé avec le public, « parce que le théâtre, c’est le partage ». Marcello invite chacun à poser ses mains sur ses cuisses, puis à remuer le bout des doigts ainsi posés sur les jambes, puis à laisser se propager se frémissement, à élever les mains, à garder les mains levées avec la mémoire du frémissement. Le corps n’est pas simplement un corps, ajoute Peter Brook, c’est une caisse de résonnance. Quelques paroles encore échangées avec le public. Le spectacle débute, autour de la Tempête, « Shakespeare resonance ». « Un travail en cours de travail », un « travail travaillé », dit-il encore. Une écharpe blanche ou noire suffit à marquer un personnage et des voix, celle de Prospero ou de Miranda, celle aérienne d’Ariel, de terre et de feu pour Cabestan, d’une infinie subtilité. Nous voilà rendus à la simplicité du théâtre et à ce qu’il a d’essentiel. « L’esprit va se dissoudre dans l’air », lâche Prospero. Est-ce l’esprit de cet immense homme de théâtre ? Sous l’ovation du public, il revient presque malgré lui, ses compagnons de route sont allés le chercher parmi les spectateurs. Du centre du plateau, il nous adresse un regard circulaire, reçoit encore, est ému et s’en repart vers le fond de scène, accompagné de son cortège spirituel et furtif. On espère qu’il y aura d’autres leçons comme celles-ci, que l’homme de 95 ans à l’esprit si vif reviendra nous enseigner à sa façon le théâtre et la vie.
Cyril Delhay - 20 février 2020
La réforme engagée est radicale et inédite. Radicale, car dans un système éducatif commandé par l’aval, une épreuve finale est le meilleur moyen d’engager le changement. Inédite car ce « Grand O’» sera authentiquement un oral et non pas un succédané de l’écrit. Le libellé de l’épreuve consacre noir sur blanc son objectif : donner aux 12 millions d’élèves la compétence de parler en public. Le candidat effectue une présentation debout et sans notes durant cinq minutes. Il doit donc trouver les appuis en lui, dans le souci de son auditoire, pour convaincre ; la pierre fondamentale est posée. Suivent quinze minutes d’échange approfondi.
« L’oral de maturité donne ses lettres de noblesse à la parole propre de l’élève »
Le grand oral devient un trait d’union entre le secondaire et le post-bac. L’autre nouveauté tient à ce que le lycéen articule le choix de son sujet à une réflexion sur son orientation. L’oral de maturité ouvre à une parole singulière. Il invite à un changement de posture de l’examinateur qui devient aussi un accompagnateur aidant le jeune adulte à poursuivre son élaboration : où est-ce que je me situe ? Pour dire quoi ? Réciproquement, tout établissement du supérieur pourra utiliser le sujet du grand oral comme passage de relais et interroger sur ce thème ses candidats à l’admission pour qu’ils étayent leurs motivations.
Que la parole de l’élève soit ainsi reconnue en fin de parcours libère l’oral en amont. Jusqu’à présent, l’oral le plus pratiqué dans la classe a concerné une parole dont on attend qu’elle exprime une maîtrise de certains savoirs, en fonction d’une méthode appliquée à un objet et à une discipline. Dans ce cadre, l’élève récite.
L’oral de maturité donne ses lettres de noblesse à la parole propre de l’élève, qui se construit aussi bien dans un club de lecture que dans un atelier d’écriture ou une candidature à l’élection : il parle en son nom. Mais aussi au service du répertoire ou dans une mise en situation : j’apprends en interprétant ou en me mettant à la place de l’autre. Parole de l’individu, du citoyen en devenir qui nécessite un cadre bienveillant, libre et protégé pour s’exercer, s’expérimenter et se déployer.
Une école de clarté et de concision
Il y a beaucoup à reconquérir. Contrairement à une idée reçue, l’oral redistribue les cartes et fait disparaître le rôle du mauvais élève. Un professeur des écoles raconte ainsi comment un enfant dyspraxique connaît enfin une expérience scolaire heureuse grâce à l’oral, qui s’avère être le plus puissant et le plus inclusif des leviers pédagogiques. A focaliser sur l’écrit, nous perdions cette vertu de l’oral et assassinions tranquillement les talents par milliers.
« L’écrit et l’oral sont les deux jambes, de l’éducation. Nous demandions à nos élèves de courir à cloche-pied »
Nous en venions également, en raison de ce biais lié à notre histoire, à opposer écrit et oral, l’un devant forcément s’enseigner au détriment de l’autre. La réalité est inverse : l’oral se pratique sur un contenu. Ecrit, oral et lecture s’enrichissent mutuellement. L’oral est une école de clarté et de concision dont les bénéfices rejaillissent sur l’écrit. La phrase courte, avec une idée par phrase, est sa séquence fondamentale. L’écrit et l’oral sont bien les deux appuis, on pourrait dire les deux jambes, de l’éducation. Nous demandions à nos élèves quelque chose d’inouï : courir à cloche-pied tout au long de leur scolarité. Mais aussi et dans un même élan, nous le demandions à nos enseignants.
La réhabilitation de l’oral dans l’école française ouvre la voie à des pédagogies plus variées et performantes, mais aussi à une meilleure qualité d’écoute et de vie en classe. Les résultats de l’enquête PISA 2019 [menée par l’Organisation de coopération et de développement économiques, OCDE] montrent que la moitié des élèves français se plaignent du bruit en cours – au lieu de 30 % dans les autres pays de l’OCDE. N’est-ce pas parce qu’on n’a pas appris à nos élèves à parler qu’on ne leur a pas davantage enseigné à écouter ? Sinon par obéissance et non par considération pour la parole.
Il y a fort à parier que, dans quelques années, on se demandera pourquoi on n’y avait pas pensé avant, pourquoi on a laissé sur le bas-côté de la parole tant de générations. L’instauration du grand oral du baccalauréat est une grande réforme de l’éducation. Une réforme de société longtemps jugée impensable comme le furent celle des congés payés, du droit à l’avortement, de l’abolition de la peine de mort ou du mariage pour tous. Promise à un vigoureux avenir à condition d’aider les équipes pédagogiques à s’en saisir progressivement. Un enjeu de taille est maintenant de faire mieux connaître les initiatives locales sur l’oral, trop souvent menées en catimini. Et aussi, dans toutes les disciplines de la maternelle à la terminale, de transcrire dans les programmes officiels, historiquement indigents sur l’oral, les nouveaux possibles.
Cyril Delhay - Tribune - Le Monde - 15 février 2020
La nouvelle épreuve du bac vient bouleverser les habitudes de l’école française. Pour le professeur d’art oratoire Cyril Delhay, elle pourrait pourtant devenir un exercice démocratique, à condition que l’on enseigne aux élèves les fondamentaux de la prise de parole.
Grand oral du bac : un enjeu de civilisation
Il est des réformes qui passent quasi inaperçues ou dont le détail de mise en œuvre, pourtant crucial, ne fait pas l’objet de débats sérieux. Celle du grand oral du bac s’annonce ainsi. Ce qui se joue pourtant ici (ou non) est un combat aussi important que celui de l’inégalité femme-homme, les droits des minorités, la reconnaissance LGBT, le droit à l’avortement. Il s’agit d’un droit fondamental à disposer de son corps, le droit d’être soi, d’exister devant les autres, de se construire, la faculté de se libérer des jougs implicites mais combien dévastateurs.
L’oral en France, cet inconnu. Ni valorisé, ni enseigné, ni évalué. Jamais abordé dans ce qui fait sa spécificité, ses trois piliers qui le séparent ontologiquement de l’écrit : la conscience et l’expression de soi, l’interaction avec l’auditoire, la relation à l’espace. Trois composantes qui engagent ce qu’on a à dire, comment on se situe par rapport à l’autre, comment on mobilise ses ressources physiques.
Un exercice trop longtemps négligé
Au mieux, l’oral a été considéré comme un succédané d’un écrit disciplinaire : c’est l’oral du bac français. Le candidat, assis derrière une table, débite les commentaires de texte bachotés devant un examinateur qui évitera de sourciller pendant la récitation plus ou moins laborieuse. Oral auquel on a coupé les jambes, à tel point codifié que des sociologues peuvent à bon droit craindre qu’avec un grand oral, qui ne serait que l’amplification du précédent, de nouveaux biais sociaux ne soient introduits dans l’examen républicain. Sauf qu’il ne s’agit pas là d’oral en tant que tel. Un grand oral, s’il est oral, doit être réalisé debout devant un auditoire, un jury mais aussi un public. Il doit engager le corps. Et le propos. Chaque oratrice, chaque orateur est potentiellement un artiste, interprète mais aussi auteur.e de ce qu’elle-il dit. Porter un projet, une expression artistique, un engagement, convaincre avec ses tripes, c’est cela l’oral. Et c’est un outil puissamment démocratique. A l’heure des défis inouïs, à commencer par la survie de notre écosystème, on voit bien l’intérêt de mettre dès le plus jeune âge la nouvelle génération en situation de proposer et de s’exposer, en prenant le risque d’un propos personnel, argumenté et/ou artistique.
C’est tout ce que l’Ecole française, depuis le XIXe siècle, a renoncé à transmettre. L’élève assis derrière la table est invité à ingurgiter ce qu’on lui dit, à ne pas trop prendre la parole, si d’aventure il s’exprime, à faire attention à la faute (de français) à régurgiter la peur au ventre, le corps contrit, les organes vocaux plus serrés qu’un sphincter, avec la voix fluette et pincée du bon élève. Le corps reste tabou. Lorsque, comme enseignant à Sciences-Po, j’indique aux élèves français les exercices pour libérer leurs potentialités à l’oral, c’est l’étudiant chinois qui leur précise les outils pour trouver une respiration libre. Du point de vue du corps, l’Homme civilisé est aujourd’hui en Asie, le Barbare en Occident. Paradoxalement, c’est un Français, François Delsarte (1811-1871), grand pédagogue, qui a été à l’origine du renouvellement des arts oratoires aux Etats-Unis à la fin du XIXe siècle, et à la source de la danse moderne. On nomme «delsartisme» outre-Atlantique, un mouvement culturel et intellectuel d’ampleur.
L’égalité des chances passe par l’oral
En France, la jonction ne s’est pas faite. Pendant que les Anglo-Saxons pratiquent depuis les classes élémentaires le «show and tell» hebdomadaire, le corps du jeune Français reste cantonné aux maigres heures d’éducation sportive et n’a pas droit de cité en classe. Pas plus qu’un oral digne de ce nom. Mon expérience depuis une demi-douzaine d’années auprès de lycéens de Seine-Saint-Denis, comme celui d’autres collègues, suggère pourtant qu’il suffit de quatre demi-journées avec un groupe de quinze lycéens pour donner les clefs de l’oral. Sans prérequis culturel. L’oral s’enseigne à des présidents du CAC 40 ou à des ministres aussi bien qu’à des sans-diplômes. Il peut être un levier formidable de l’égalité des chances et un révélateur de potentiels insoupçonnés. Car il ne fait pas appel aux mêmes aptitudes que l’écrit, ni aux mêmes intelligences. Il faut cependant en transmettre la méthode. Un art sans technique n’est pas un art. On ne parle pas en public sans préparation. Une idée fausse et mortifère serait qu’il suffirait d’être spontané. Dit-on à un enfant qui s’apprête à jouer du piano : «Vas-y ! Sois authentique et naturel, pas besoin de solfège, nul besoin de faire ses gammes» ? Comme on apprend à jouer d’un instrument de musique ou à nager, il faut apprendre à parler et à incarner un propos. Il est aussi décisif de ne pas se reposer sur les seules associations de débats, parfois malgré elles porteuses de stéréotypes. Combien de femmes dans les jurys des concours de plaidoiries ? Combien de lauréates ? Avec un oral du bac digne de ce nom, l’enseignement à l’école deviendrait l’expression d’une démocratie mature où chaque élève citoyen.ne serait appelé.e à prendre la parole.
Le grand Oral, une grande idée donc, mais qui pour réussir doit être mise en œuvre jusqu’au bout de sa logique.
Cyril Delhay - Tribune - Libération - 14 février 2018
Un grand oral au Bac, c’est une chance extraordinaire pour tout notre système éducatif, envoyer un message clair : il a autant d’importance que l’écrit et sera au moins autant utile dans la vie sociale et professionnelle de d’élève. Il a ses règles propres et ses méthodes d’enseignement : une quinzaine d’heures suffit avec une jauge de quinze élèves pour donner les clefs pour parler debout devant les autres de façon argumentée et en y prenant plaisir.
Bien loin d’être un discriminant social, l’oral peut être un formidable vecteur d’égalités des chances, à condition qu’il s’agisse bien d’une épreuve orale et non d’un écrit disciplinaire transposé à l’oral.
Contrairement aux idées reçues, l’oral ne demande quasiment pas de prérequis ni un quelconque talent de naissance venu d’une fée –y compris sociale- qui se serait penchée sur le berceau. C’est un art démocratique à condition que ses techniques soient précisément enseignées. La difficulté de notre système éducatif en matière d’oral tient à son non-enseignement. A commencer auprès de celles et ceux dont il devrait être une compétence professionnelle : les enseignants ! Comment veut-on que des professeurs transmettent ce qu’on ne leur a pas appris !?
L’oral est une technique du corps. Il est fondé sur des méthodes éprouvées depuis l’Antiquité, celles de l’acteur en ce qu’elles sont physiques : il n’est que de relire Quintilien et son Institution Oratoire, écrite il y a 2000 ans. L’auteur latin, fondateur de la première école d’art oratoire à Rome, précepteur des neveux de l’Empereur consacre un livre entier au corps dans la prise de parole. Comme Cicéron, mais plus en détail que lui, il insiste sur l’importance fondamentale de la respiration, du regard, de la conscience corporelle et des exercices physiques indispensables pour progresser à l’oral. Démosthène, réputé pour être un des plus grands orateurs de l’Antiquité était bègue à l’origine et comme Cicéron avait le souffle court. Les deux se sont entraînés.
Aujourd’hui, les méthodes sérieuses d’apprentissage de l’oral commencent par la conscience corporelle et l’usage d’une respiration libre. D’un point de vue didactique, il y a plus intérêt à interroger l’apprenant sur ses pratiques sportives et physiques et artistiques, même si elles remontent à l’enfance, et à partir d’elles que de la construction grammaticale. La prise de parole en public demande une intelligence du corps bien avant le respect des règles de la langue.
Parce qu’il est une activité physique, l’oral est un formidable levier de l’égalité des chances. Qu’il soit permis de prendre un exemple personnel. Dans le cadre de ses partenariats, Sciences Po forme chaque année depuis 2012 une vingtaine de lycéens anciennement décrocheurs du Lycée du Bourget (Seine-Saint-Denis) aux techniques de l’oral. Le public est donc constitué d’élèves qui ont été en rupture avec le système éducatif, souvent pendant deux ou trois ans. Ils ont dépassé l’âge de l’obligation scolaire et s’ils n’étaient accueillis sur la base du volontariat, ils rejoindraient les cohortes qui sortent de l’école sans diplôme. A l’issue de la formation qui dure 4 demi-journées, ils sont capables de parler debout devant les autres, en y prenant plaisir et en argumentant. L’atelier ne s’est pas passé assis à la table à écouter sagement le professeur, mais debout et en cercle, et en prenant graduellement le risque de s’exposer devant les autres, en prenant la parole. On n’apprend pas à nager en lisant un livre sur le bord de la piscine.
Le message envoyé par une telle épreuve du Bac gagnerait par conséquent à être clair : être une épreuve intégralement orale, engageant le corps, la capacité à prendre l’espace et à être en relation avec son auditoire. Il serait utile que le lycéen fasse ainsi l’oral debout et non assis et qu’il puisse choisir de soutenir un sujet transdisciplinaire et y compris de partager un propos artistique personnel.
Un grand oral du Bac serait ainsi l’occasion de corriger un contresens pédagogique : l’enseignement de l’oral ne doit pas être de prime abord forcément confié à des professeurs de Français, mais plutôt à des enseignants des pratiques corporelles, qu’elles soient sportives ou artistiques (danse, théâtre, chant).
Les compétences à l’oral gagneraient ainsi à être préparées dès les classes primaires et dans le cadre des activités sportives. Il y a une analogie forte entre lancer un ballon à un camarade ou lui adresser un mot; le même besoin d’engagement du corps, de la conscience de l’espace et de l’écoute de l’autre. Quelques heures suffiraient pour engager un processus vertueux et ludique d’apprentissage qui mette l’enfant en confiance dans l’acte de parler.
Le grand Oral, une grande idée donc, mais qui pour réussir doit être mise en œuvre jusqu’au bout de sa logique.
Cyril Delhay - Le Monde - 28 janvier 2018
D’Obama à Trump, de François Hollande à
Emmanuel Macron, l’Education, du côté des déterminismes et l’entraînement, pour
ré-ouvrir les possibles, se révèlent les clefs du charisme.
Obama orateur, c’est l’histoire en mouvement, l’incarnation du rêve américain, comme il le déclare lui-même dans une formule lapidaire lors de la campagne de 2008, « Je suis le petit-fils d’un valet de ferme kenyan, domestique des Anglais ». C’est l’intensité spirituelle et le précipité dramatique d’un homme qui se libère de ses déterminismes. Le non finito de Michel Ange, lorsque le spectateur peut s’identifier à la sculpture de marbre la plus fine et policée surgissant du bloc brut et organique. L’esclave se libère de la matière, l’orateur de son discours, et se branche sur son auditoire. La prise de parole en public est une incarnation, un acte charnel et une interaction.
Donald Trump en fait une interprétation bien à lui. Avec une pleine conscience corporelle en dépit de son âge et de sa corpulence, le catcheur de la politique à choisi la paume ouverte vers le public comme signature de sa gestuelle, cette main qui souligne à l’envie : « Je n’ai rien à cacher », « Je dis les choses cash ». Et pour maximiser les chances d’être bien compris, l’orateur a érigé en système de communication la simplicité du lexique et de la syntaxe. Des experts ont analysé pour le Boston Globe les discours des candidats à la Présidence des Etats-Unis en 2016. Ils en concluent qu’il faut être d’un niveau d’études équivalent à la Seconde pour comprendre Bernie Sanders, à la fin de la Cinquième pour Hillary Clinton, au CM1 pour Trump. Le milliardaire ne rompt pas avec les codes pour rompre avec les codes, mais pour en finir avec l’entre-soi du discours. Il a montré jusqu’à quel point il était audible et de quelle façon sa stratégie de communication était efficace. On peut condamner les populistes. Leur laisser le monopole de la simplicité, c’est leur abandonner le pouvoir d’être compris par le plus grand nombre, puis le pouvoir tout court.
Si de l’autre côté de l’Atlantique, François Hollande fut moins charismatique qu’Obama ou Trump, ce fut aussi en raison du corps, l'instrument oratoire, le seul, l'unique, l'indépassable. Et de l'usage qu'il en a eu. C'est parce qu'il a prétendu l'ignorer que François Hollande n'a pas su développer un charisme à sa mesure et à celle de ses fonctions. Le discours du Bourget, lors de la campagne pour la présidentielle, en janvier 2012 laissait pourtant poindre un tribun potentiel, preuve s’il en faut que le travail et l’entraînement ouvrent à tous les possibles. Las, durant son quinquennat il aura le plus souvent fait figure d'orateur au corps fantôme, dépourvu de centre de gravité, aux gestes de pantin, la voix victime d'oscillations impromptues vers les aigus plutôt que guidant des variations mélodiques subtiles, sans surprise et monotone jusque dans ses soubresauts, « normal » dans sa raideur, tout en restant complexe et abstrait dans sa sémantique, au total abandonné par le charisme.
Avec Emmanuel Macron, l’espoir de l’éloquence renaît.
Chez ce dernier, il y a depuis le début de son mandat, une direction, la clarté et la force du message, l’Europe. Il y a à l’international, par exemple dans le discours devant les Nations Unies, le 19 septembre 2017, le combat pour le respect des accords et la défense du multilatéralisme. Il y a la volonté d’incarner le message. Mais il y a encore une hésitation de la forme. Tantôt le chef d’Etat se risque à un acte authentiquement oratoire, en prise avec son auditoire, lorsqu’il évoque l’aide au développement, l’Education, les enjeux communs ; tantôt et le plus souvent, il lit son propos comme s’il s’agissait encore de partager une dissertation à la française avec cette manie - qui était celle aussi de Francois Hollande - d'aller chercher du regard sur sa feuille le début de la phrase suivante au lieu d'accompagner la pensée qu’il vient d’énoncer dans le cerveau de son auditeur. Or que l’orateur choisisse le papier ou le prompteur pour seconder sa mémoire, il doit s’il veut être dans l’art, donner la priorité au public. C’est ce qu’ont incorporé les présidents américains. Emmanuel Macron a beau faire sa place au storytelling, à Bana, réfugiée d’Alep, à Ousmane de Gao, à Kouamé, à Jules, à une certaine écriture de l’oralité, l'homme résiste à l’instant oratoire qu’il semble pourtant appeler de ses vœux. Pour dire tout ce qu’il avait à dire, avec une relation organique à l’auditoire, pour insuffler une rythmique variée et une musique à son discours, il lui aurait sans doute fallu, pour le même texte, dix minutes de plus. Au lieu de cela, il ne parvient pas à se libérer tout à fait de ce qu'il va dire, et reste enchaîné à des séquences rythmiques ternes et démonstratives dans leur répétition.
Le martèlement est à la gestuelle ce que le « heu » et le « bah » sont à l’énonciation, non seulement des parasites, mais le symptôme d’un stress mal maîtrisé et l’expression d’une respiration insuffisamment libre. Le 19 septembre à New York, Emmanuel Macron ne délivre pas moins de sept cents martèlements des épaules et de la tête en trente-cinq minutes, un sempiternel mouvement descendant toutes les trois secondes qui va jusqu’au coup de menton. Bientôt rejoint par le martèlement de la main. Et comme le micro a capté de surcroît et comme par malice le bruit mat et malencontreux du tapotement des doigts sur le pupitre, la scorie visuelle se double plus d’une centaine de fois d’un parasitage sonore.
Chez Macron, leader au parcours déjà exceptionnel, l’incarnation n’a pas encore déployé toute sa puissance, prisonnière qu’elle est d’habitudes corporelles anciennes et d’une Education à la française où l’on transcrit l’écrit à l’oral sans prendre en compte tout ce que l’oralité veut dire. C’est la sculpture de Michel Ange inversée. Le tellurique peine à surgir du policé, du cérébral, du techno. Au risque de l’entre-soi.
30 septembre 2017
Aristote avait défini trois registres de la parole en public : l’ethos, le pathos et le logos. Et de préciser au début de la Rhétorique que s’il n’avait à parler qu’à des hommes de l’étude et de la science, l’orateur pourrait se contenter de la raison rationnelle, le logos. Dans ce monde détaché du réel, il n’aurait pas besoin de lire la Rhétorique et de maîtriser un art oratoire. Traduisons aujourd’hui pour le cas français, si les énarques avaient à ne parler qu’aux énarques, les universitaires aux seuls universitaires, les technocrates aux technocrates.
Mais voilà que les têtes bien pleines doivent aussi s’adresser aux autres. Dans cet exercice autrement délicat, Angela Merkel, Hillary Clinton et François Hollande partagent un handicap commun, une capacité à émouvoir l’auditoire, le pathos, proche de celle de l’animal à sang froid.
Lors de sa campagne électorale, Hillary Clinton, en dépit d’efforts intenses déployés pour sourire, lancer quelques traits d’humour, affronter un lâcher-prise, n’aura pas réussi à aller au-delà du simulacre, comme momifiée dans son verbe. François Hollande, le corps toujours déconnecté de la parole, la voix en vrille, jusqu’au moment ultime de son discours annonçant sa non-candidature n’aura décidément pas réussi à mobiliser l’émotion.
Angela Merkel, si l’on considère ses premières grandes interventions politiques, il y a une vingtaine d’années, ne savait pas plus y faire que les deux autres. Lèvres pincées, corps serré, doigts tournant fébrilement un trombone au moment de l’allocution télévisée. On n’aurait pas imaginé de cette femme aux allures de première communiante, un brin inquiétante par l’acier de ses pupilles, au total timide dans le regard et raide dans le corps, le destin qu’on lui a connu.
Dans ce laps de vingt années quel chemin parcouru ! Oh ! Rien d’éclatant ! On ne revient pas comme ça sur plusieurs décennies d’éducation et de rapport au corps. Quelques millimètres, mais quelques millimètres qui changent tout ! Un corps connecté, une voix consciente, un regard adressé. Et même parfois, oui cela est rare, quelques secondes d’anthologie, comme lorsqu’elle évoque lors d’un discours de vœux la victoire de l’équipe nationale de football, un sourire, mais un sourire comme venu du fond de ses entrailles. La formule de Juvénal, un esprit sain dans un corps sain est aussi valable pour l’art de parler en public. On pourrait lui substituer, un message clair porté par un corps conscient.
10 décembre 2016
Le petit-fils du berger kenyan a rendu toutes ses lettres de noblesse à l’art oratoire au moment ou d’aucuns annonçaient sa mort. Le numérique ne rendait-il pas caduque la maîtrise de l’oral et de la parole en public ? Comme d’autres avaient pu annoncer sa disparition avec l’apparition du micro et de la TSF, puis quelques décennies plus tard, avec la diffusion de la télévision.
Un mauvais orateur devant une salle de 100 personnes ne deviendra soudain pas bon à la radio ou sur un plateau de télévision. Bien au contraire, le media est souvent impitoyable pour qui ne maîtrise pas les règles de fonds. Obama est l’illustration exemplaire, bientôt mythique, d’une prise de parole portée à sa plus haute expression à la tribune, aussi bien qu’à la radio, à la télévision ou sur le web. La même exigence du message à adresser, de l’auditoire, la même conscience corporelle et vocale, adaptées dans chaque média. Il affronte avec le même professionnalisme, le même degré de précision, celle de l’orfèvre, un discours sur l’Etat de l’Union, une interview par de jeunes Youtubers ou une intervention dans une émission de variété, quand il va frapper le ballon ou échanger quelques pas de danse avec Ellen. Avec un même amour de l’art, quand il va entonner Amazing Grâce, à l’étonnement général, devant la foule recueillie, après la tuerie de Charleston.
21 Octobre 2016
A droite, à gauche - et au centre, ils font figure de troisième homme. Ils portent haut, ils portent beau. Ils sont minces. Le regard clair. Ils font penser au Légionnaire de la chanson de Gainsbourg :
« ...(des yeux ) où parfois passaient des éclairs /
Comme au ciel passent des orages. »
Manquent les tatouages. Quelque chose de lisse, de désespérément premier de la classe jusque dans leurs moments frondeurs. Emmanuel Macron annonce la création de son mouvement à Amiens, le naturel revient au galop. On aurait attendu un regard franc et bravant l'horizon. Sitôt l'annonce faite, il baisse la tête pour qu'on ne voie pas son autosatisfaction, a ce petit rictus mi-insolent mi-désolé de l'élève qui a coupé la parole du voisin pour sortir le premier la bonne réponse. Même symptôme chez Bruno Le Maire lorsqu’il franchit son Rubicon, à Vesoul : « Est-ce que je ne suis pas trop jeune ? » demande à la salle celui qui approche pourtant la cinquantaine (!) même tête qui se baisse en auto-réponse, sourire et rictus auto-satisfaits.
Dans les deux cas, en dépit d'un certain travail manifestement réalisé depuis quelques mois, la voix continue de trahir son homme. Elle monte dans les aigus quand on attendrait une voix des profondeurs, thatchérienne, gaullienne ou pourquoi pas mitterrandienne. Leur centre de gravité reste dans le haut du corps, désespérément. Ils sont le produit du système éducatif à la française, de l'élève assis derrière sa table de 8h à 17h. Il suffirait d'avoir une tête bien faite et de "bien penser" pour bien parler. Même quand ils veulent faire simple, ils restent aristocratiques. Bruno Le Maire, en meeting, au milieu de la salle pose son pied sur la chaise pour répondre aux questions. La parole est habilement mise en scène, mais on a l’impression d’un cautère sur une jambe de bois. Quelque chose sonne faux. Ce quelque chose, c'est un corps qui joue à être au lieu d'être. Calculé, manipulé, dominé par la tête. Une incarnation en dentelle. En dépit de leur succès, c'est comme s'il manquait encore à l'un et à l'autre dix ans de gravité et de charisme. Ou simplement d'accepter que le corps puisse être premier dans la prise de parole.
16 Avril 2016
Le style, c'est la rencontre entre une personne, son discours et ses valeurs, la façon de les porter et ceux auxquels elle s'adresse, dans un contexte précis. En 2015 et en 2016, avec sa voix dans les basses, quasi imperturbable et recto tono, avec sa capacité à peser au trébuchet chaque parole, son économie de mots, l'éloquence grave de ses silences, Bernard Cazeneuve a rencontré l'histoire et le peuple français. Dans le contexte lié aux attentats terroristes, imprévisible et angoissant, le Ministre de l’intérieur rassure. Eût-il été dans la même période en charge de la fonction publique, il serait resté quasi incolore et inaudible. D'aucuns auraient dit "un orateur moyen", tout au mieux un rhéteur avec une éloquence d'apparatchik.
21 Mars 2016
Quoi de plus trompeur et d’invraisemblable que la formule d’un président « normal » ?
Si l’on s’en tient à la définition de la normalité comme « conforme à ce qui est plus fréquent », « dépourvu de tout caractère exceptionnel », le parcours darwinien qui mène à la présidence suffit à balayer d’une chiquenaude l’expression.
Si le président « normal » se veut un chef d’État faisant vœu de simplicité, un franciscain de la République, le propos devient autrement ambitieux. Plutôt que de moquer le soi-disant manque de vision du président, on peut alors analyser un effort constant pour l’humilité d’une parole rendue au temps long de la délibération. Il s’agit de laisser la place aux différents responsables et aux corps intermédiaires afin qu’ils réinvestissent le champ du politique, à l’exemple de ce qui se pratique dans les social-démocraties de l’Europe du Nord : la « boîte à outils » est là, il faut l’utiliser, que chacun dans son champ de compétence et d’action s’en saisisse.
Le pari est doublement risqué. En premier lieu, sevrer le citoyen et le journaliste de la dopamine générée par la communication politique. Nicolas Sarkozy notait après sa défaite : « Le président normal, le degré zéro de la communication politique, c’est l’ennui, vous reviendrez vers moi en courant. »
Le second écueil du président « normal » vient de son manque de charisme dont on ne sait s’il résulte d’une volonté délibérée ou d’une incapacité subie à incarner le rôle au sens physique du terme. Il y a un gouffre entre être proche du peuple, savoir être simple, et se fondre dans le corps banal et limité du tout-venant. Obama, qui se rend à l’émission de variétés « Ellen », entre sur le plateau en dansant, sourire aux lèvres et sans cravate son corps est tout sauf vulgaire, d’une exceptionnelle tonicité et disponibilité, comme lors de ses discours, un corps d’artiste sur scène, le corps connecté du danseur, un « corps de chef » dans une apparente convivialité mais totalement engagé et fluide.
Il en va tout autrement de François Hollande qui, dans la plupart de ses interventions, reste dans le martèlement du menton et des bras pour ainsi dire, déconnectés du tronc, un corps verrouillé, un mouvement périphérique et superficiel, « normal » dans sa raideur. Le grand maître du mime français, Étienne Decroux, qui avait formé Marcel Marceau mais est aussi celui que Michael Jackson vient rencontrer pour mettre au point la Moonwalk avait deux préceptes : « Le tronc est l’organe préféré du statuaire » et « Dieu n’a pas d’épaules. » François Hollande n’est qu’épaules et semble ne pas avoir de tronc. Or, ce corps du chef, intégralement connecté, est un ressort si puissant et nécessaire pour l’imaginaire collectif qu’on le retrouve dans les différentes cultures et ce depuis l’époque préhistorique. Le « Poverello » d’Assise, si l’on en croit les représentations, était la simplicité incarnée, épaules basses, centré et tout entier dans son mouvement, que ce soit pour bénir les oiseaux ou partager la pitance. Le président «  normal », pour l’heure, reste un président « sans corps ».
Cyril Delhay. Tous Orateurs, Eyrolles, Paris, 2nde édition, août 2015